"Les dirigeantes ne veulent plus se prêter au gender washing"

28.4.2023

Viviane De Beaufort : La loi Rixain du 24 décembre 2021 impose un quota de 30% de femmes cadres dirigeantes ou membres des instances dirigeantes dans les entreprises d’ici à 2026, et 40% en 2029. C’est une avancée majeure mais, alors que les portes des comités de direction et comités exécutifs s’ouvrent plus largement, la question se pose désormais de l’appétence des femmes pour ces postes. Elle est d’autant plus importante que nous allons assister à une «chasse aux dirigeantes» à court terme.

Si la loi impose des quotas féminins dans les codir et comex, les dirigeantes ne font pas preuve d’un enthousiasme débordant pour intégrer ces structures. Explications.

Fondatrice du Women Board Ready qui prépare des femmes cadres à prendre les plus hautes responsabilités corporate, Viviane de Beaufort, professeure à l’ESSEC Business School, et autrice de Génération #Startuppeuse, a longuement étudié les aspirations professionnelles des futures dirigeantes. Elle détaille les réticences à intégrer codir ou comex que beaucoup osent désormais exprimer.

Vous avez mené l’an dernier une étude sur les aspirations des dirigeantes, dont vous avez recueilli les témoignages. Quel était l’objectif de cette recherche ?

Au terme de ce travail, vous alertez sur un phénomène de «refus d’obstacle». Que voulez-vous dire ?

V. DE B. Il s’agit d’un phénomène récent, systémique et peu documenté jusque-là. Parvenues aux portes du pouvoir, de nombreuses femmes très compétentes refusent d’y accéder. Il ne s’agit pas d’un «opting out» à l’américaine, qui pousse des femmes à cesser toute activité. En France, l’identité sociale s’exprime fortement par le travail. D’ailleurs, assez peu de femmes (19%) refusent des promotions. Mais 44% de celles que j’ai interrogées choisissent de s’arrêter à la dernière marche du pouvoir, juste avant d’intégrer un codir ou un comex. Elles préfèrent s’investir ailleurs, en indépendantes, au sein d’une ONG ou en créant une start-up.

"44% de celles que j’ai interrogées choisissent de s’arrêter à la dernière marche du pouvoir, juste avant d’intégrer un codir ou un comex. Elles préfèrent s’investir ailleurs, en indépendantes, au sein d’une ONG ou en créant une start-up."

Elles font un pas de côté. Certaines d’entre elles, conscientes qu’elles sont devenues des talents rares, se disent qu’elles peuvent prendre le risque de partir ou que ce risque est moins important que celui de faire un burn-out, énormément cité dans l’étude. Cette situation devrait conduire les grandes entreprises à mieux identifier les attentes de ces femmes et se montrer davantage à leur écoute.

Comment êtes-vous parvenue à faire émerger ces résultats ?

V. DE B. J’ai interrogé les 325 alumnae de la formation Women Board Ready, initiée à l’Essec au moment de la loi Copé-Zimmermann (2011), qui imposait des quotas féminins dans les conseils d’administration. Ce programme prépare des femmes de haut niveau à des postes de direction ou à des mandats d’administratrices. Les participantes travaillent sur les aspects techniques de gouvernance, mais on y aborde aussi les postures : freins à l’ambition, suite de leur carrière, capacité à assumer ses différences...Elles sont 123 diplômées qui ont accepté de me répondre et j’ai poursuivi l’enquête avec une série d’entretiens approfondis avec une quinzaine d’entre elles qui ont fait ce pas de côté.

Comment expliquez-vous le refus de ces femmes de poursuivre leur ascension dans la hiérarchie corporate ?

V. DE B. Elles avancent trois types d’arguments. Le plus connu, à savoir la difficile articulation entre une activité professionnelle exigeante et une vie de famille, est le moins cité et le moins pertinent. Ces femmes ont les moyens d’être aidées et la parentalité est devenue un sujet partagé en famille. Mais, et c’est le deuxième argument, ces femmes n’hésitent plus à exprimer des attentes personnelles, une revendication d’épanouissement au-delà du seul travail, par exemple en conservant une activité sportive ou associative.

Cette plus forte intrication entre sphères privée et professionnelle traverse d’ailleurs plus largement aujourd’hui la société. Ainsi, nombre de ces femmes ne sont plus prêtes à tout sacrifier pour un poste au codir ou au comex. Auparavant, elles ont souvent adopté une posture de «bonne élève», poursuivant des études longues et sélectives, accep- tant des postes exposés, des expatriations, des mobilisations les week-ends. Elles l’ont fait pour accéder à ces zones de pouvoir qu’elles n’auraient pu atteindre autrement. Mais désormais, elles osent revendiquer leur vie personnelle.

Le troisième argument sera peut-être le plus difficile à appréhender par les entreprises, or c’est de loin le plus cité : il tient aux valeurs portées par le discours corporate, notamment sur l’égalité et la parité. Une grande majorité des femmes avec qui j’ai parlé identifie en effet un décalage, une forme de «gender washing» auquel elles ne veulent pas se prêter. Comme les plus jeunes générations, elles font les vérifications nécessaires sur le poste qu’on leur propose, s’assurent qu’elles auront les marges de manœuvre et les ressources indispensables pour l’occuper efficacement, et posent leurs conditions. Elles ont côtoyé le pouvoir, elles savent à quoi s’attendre. Il faut noter qu’elles ont rarement le goût du pouvoir pour le pouvoir, mais cherchent plutôt une capacité d’agir. Mon étude «Femmes et Pouvoir», menée en 2011, documente cet aspect essentiel.

"Comme les plus jeunes générations, elles font les vérifications nécessaires sur le poste qu’on leur propose, s’assurent qu’elles auront les marges de manœuvre et les ressources indispensables pour l’occuper efficacement, et posent leurs conditions."

Ce qui les détourne des postes de pouvoir n’est donc plus le syndrome de l’imposteur ?

V. DE B. Précisons d’abord que ce syndrome n’est pas un phénomène propre aux femmes dans le milieu du travail. Il est susceptible de toucher tout représentant d’une population minoritaire dans un espace où il n’osera pas exprimer ses interrogations ou porter ses idées. Le chercheur en psychologie sociale Serge Moscovici s’est appuyé sur la politique des quotas dans les universités américaines pour montrer qu’à partir du moment où un groupe représente le tiers d’un effectif global, il peut constituer une minorité agissante, ce qui limite l’émergence du complexe de l’imposteur. A ce titre, le choix de quotas de 30% ou 40%, par exemple dans les lois Coppé-Zimmermann ou Rixain, est pertinent. Par ailleurs, si ce syndrome était bien présent chez les femmes interrogées lors de la première étude il y a onze ans, c’est nettement moins le cas aujourd’hui. Les générations se sont renouvelées, les cadres supérieures ont été mieux accompagnées, et les directions se sont rajeunies.

Quelles actions les entreprises devront-elles mener pour convaincre les femmes d’entrer dans des organes de direction ?

V. DE B. Les solutions qu’attendent ces futures dirigeantes vont dans le sens de l’histoire, notamment depuis la crise du Covid, et font écho aux aspirations des générations qui commencent leur vie professionnelle : des temps de vie mieux pris en compte, avec la fin du présentéisme ; un accompagnement dans leur poste, sous forme de coaching ou de mentorat ; une plus grande autonomie de décision contrairement aux jeunes, elles ne peuvent pas s’entendre dire qu’elles manquent d’expérience ; et enfin une transparence de l’entreprise, un «parler vrai», autant sur les valeurs revendiquées que sur les difficultés ou les risques, quand c’est nécessaire.


Les grandes entreprises peuvent considérer une meilleure représentation des femmes dans les organes de direction comme une opportunité. Aux Etats-Unis, les études de genre montrent depuis dix ou quinze ans que les entreprises où les directions sont les plus féminisées développent des stratégies différentes, pratiquant des fusions-acquisitions plus raisonnables, moins marquées par les luttes d’ego. Elles accordent plus d’importance à la responsabilité sociale et environnementale, ainsi qu’au capital humain.

Propos recueillis par Guillaume Le Nagard

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